LE DEFICIT DE CAPITAL HUMAIN : INCITER LES GOUVERNEMENTS A INVESTIR DANS LES RESSOURCES HUMAINES


TRIBUNE 18 juin 2018
Jim Yong Kim, président du Groupe de la Banque mondiale Publié initialement dans Foreign Affairs
Les gouvernements en quête de croissance économique aiment investir dans le capital physique : nouvelles routes, ponts magnifiques, aéroports étincelants et autres infrastructures. En revanche, ils manifestent généralement beaucoup moins d’intérêt pour les investissements dans le capital humain, que l’on peut définir comme la valeur totale de la santé, des aptitudes, des connaissances, de l’expérience et des habitudes d’une population. En cela, ces gouvernements commettent une erreur, car le désintérêt pour les investissements dans les ressources humaines peut affaiblir radicalement la compétitivité d’un pays dans un monde en mutation rapide dont les économies ont besoin de toujours plus de main-d’œuvre qualifiée pour maintenir leur croissance.
Depuis la création du Groupe de la Banque mondiale, nos spécialistes du développement étudient tous les facteurs de croissance économique, les méthodes qui aident les êtres humains à s’extirper eux-mêmes de la pauvreté et la façon dont les pays en développement peuvent investir dans la prospérité. En 2003, la Banque a publié la première édition de son rapport annuel Doing Business, qui classe les pays selon de nombreux critères allant des niveaux d’imposition à l’exécution des contrats. Il était difficile d’éluder les conclusions de ce premier rapport : à l’époque, certains chefs d’État et ministres des Finances couraient le risque d’assister à une baisse des investissements étrangers directs dans leur pays, car les entreprises choisissaient d’investir dans des pays où le climat de l’activité économique était plus favorable. Durant les 15 années qui ont suivi la publication du premier rapport, Doing Business a inspiré environ 3 180 réformes en matière de réglementation.
Aujourd’hui, nous poursuivons une démarche similaire pour mobiliser l’investissement dans les êtres humains. Le personnel du Groupe de la Banque mondiale prépare un nouvel indice visant à évaluer la contribution du capital humain à la productivité de la prochaine génération de travailleurs. Cet indice, qui sera dévoilé lors des Assemblées annuelles que le Groupe de la Banque mondiale tiendra à Bali en octobre prochain, mesurera le niveau de santé ainsi que la quantité et la qualité de l’éducation dont un enfant né ces temps-ci pourra espérer bénéficier lorsqu’il aura 18 ans.
Les spécialistes sont parfaitement conscients des nombreux avantages de l’amélioration du capital humain, mais ce savoir n’a pas suscité d’appel à l’action convaincant parmi les pays en développement. Dans ce domaine, un des obstacles est le manque de données crédibles démontrant les bienfaits de l’investissement dans le capital humain à l’intention non seulement des ministres de la Santé et de l’Éducation, mais aussi des chefs d’État, des ministres des Finances et d’autres personnalités influentes dans le monde. C’est pourquoi un indice du capital humain couvrant de nombreux pays peut inciter les gouvernants à investir davantage — et plus efficacement — dans leurs concitoyens.
Durant les 30 dernières années, les niveaux d’espérance de vie des pays riches et des pays pauvres ont commencé à converger. La scolarisation, en outre, s’est énormément développée. Pour autant, le programme d’action est inachevé : près du quart des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition, plus de 260 millions d’enfants et de jeunes ne sont pas scolarisés et 60 % des élèves du primaire des pays en développement n’atteignent pas les niveaux de compétences minimales dans le cadre de leur apprentissage. Dans trop de pays, enfin, les pouvoirs publics n’investissent pas dans leur population.

LE POUVOIR DES INDIVIDUS

La valeur du capital humain peut être calculée de plusieurs façons. Selon un usage établi de longue date, les économistes la mesurent en évaluant le surcroît de revenus des personnes qui ont prolongé leur scolarisation. Des études ont démontré que chaque année de scolarité supplémentaire augmente en moyenne d’environ 10 % le revenu d’un individu. La qualité de l’éducation importe aussi. Aux États-Unis, par exemple, le remplacement d’un enseignant médiocre par un enseignant moyennement compétent dans une salle de classe du primaire accroît de 250 000 dollars le revenu combiné des élèves de cette salle de classe durant leur existence.
Les aptitudes cognitives ne sont pas les seules dimensions importantes du capital humain. Les aptitudes socioaffectives, telles que la détermination personnelle et la conscience professionnelle, produisent souvent des rendements économiques aussi élevés. La santé est aussi un facteur essentiel : des personnes en meilleure santé sont généralement plus productives. Prenons l’exemple des enfants qui cessent de souffrir de la présence de vers parasites dans leur organisme. Selon une étude réalisée en 2015 au Kenya, l’utilisation de médicaments antiparasitaires durant l’enfance réduit l’absentéisme scolaire et augmente de quelque 20 % les salaires des personnes concernées à l’âge adulte — un bienfait que leur procure pour toute la vie une pilule dont la production et la livraison coûtent environ 30 cents.
Les diverses dimensions du capital humain se complètent mutuellement au tout début de la vie. Une alimentation saine et une bonne stimulation durant la gestation et la petite enfance améliorent le bien-être physique et mental des êtres humains durant le reste de leur existence. Certaines lacunes en matière d’aptitudes cognitives et socioaffectives qui se manifestent à un âge précoce peuvent certes être comblées plus tard, mais à un coût plus élevé lorsque les enfants entrent dans l’adolescence. Il n’est donc pas surprenant qu’un des investissements les plus rentables que les pouvoirs publics peuvent réaliser consiste à se focaliser sur le capital humain durant les mille premiers jours de la vie d’un enfant.
Quel est le rapport entre ce qui précède et la croissance économique ? En premier lieu, lorsque les effets positifs des investissements individuels dans le capital humain s’ajoutent les uns aux autres, l’effet global est supérieur à la somme de ses parties. Revenons aux écoliers du Kenya : l’application d’un traitement antiparasitaire à un enfant réduit aussi le risque que d’autres enfants soient infectés par les parasites et, par voie de conséquence, permet à ces enfants d’obtenir de meilleurs résultats scolaires puis, à l’âge adulte, des salaires plus élevés. En outre, certaines retombées positives de l’amélioration du capital humain s’accumulent au-delà de la génération durant laquelle les investissements ont été réalisés. Ainsi, la formation des mères aux soins prénatals améliore-t-elle la santé de leurs enfants en bas âge.
Les investissements individuels dans les ressources humaines s’additionnent : selon les spécialistes de l’économie du développement, le capital humain explique à lui seul des différences allant de 10 à 30 % entre les revenus par habitant d’un pays à l’autre. Qui plus est, ces effets positifs sont durables. Vers le milieu du XIXe siècle, l’État de Sao Paulo, au Brésil, a encouragé l’immigration d’Européens instruits vers des colonies de peuplement bien précises. Plus d’un siècle après, ces mêmes communautés présentent, par rapport à d’autres populations, des niveaux d’instruction supérieurs, une plus grande proportion de travailleurs employés dans l’industrie manufacturière plutôt que dans l’agriculture et des revenus par habitant plus élevés.
L’éducation dégageant des rendements particulièrement élevés, elle contribue fortement à la réduction de la pauvreté. La réussite du Ghana en témoigne : durant les années 90 et les premières années du siècle en cours, le pays a doublé ses dépenses d’éducation et a considérablement amélioré ses taux de scolarisation dans le cycle primaire. En conséquence, le taux d’alphabétisation a fait un bond spectaculaire de 64 points de pourcentage entre le début des années 90 et 2012, tandis que le taux de pauvreté chutait pour passer de 61 % à 13 %.
Les investissements dans l’éducation peuvent aussi réduire les inégalités. Dans la plupart des pays, davantage de possibilités sont offertes aux enfants de familles aisées dès leur plus jeune âge qu’aux enfants nés dans des familles moins fortunées. En conséquence, les premiers bénéficient pendant toute leur existence d’avantages qui resteront hors de portée des seconds. Lorsque les pouvoirs publics prennent des mesures pour corriger ce problème, les inégalités économiques tendent à s’atténuer. Selon une étude publiée cette année et inspirée d’une expérience réalisée en Caroline du Nord, si les États-Unis généralisaient des programmes efficaces de développement de la petite enfance à tous les enfants du pays, les inégalités de revenus baisseraient de 7 % — assez pour que le pays atteigne les niveaux d’égalité du Canada.


Donnez une bonne éducation à vos enfants : une enseignante dans le nord-est du Nigéria en juin 2017. © AKINTUNDE AKINLEYE / REUTERS

Les retombées positives de l’investissement dans le capital humain sur la société ne s’arrêtent pas là. La prolongation de la scolarité d’un individu réduit la probabilité qu’il commette un délit. Il en est de même pour les programmes visant à améliorer les aptitudes non cognitives. Dans le cadre d’une étude réalisée en 2017 au Libéria, des trafiquants de drogue, des voleurs et d’autres hommes ayant des prédispositions délictuelles ont participé à des séances de thérapie comportementale afin d’acquérir des aptitudes telles que la faculté de discerner les émotions, l’amélioration de la maîtrise de soi et la gestion de situations difficiles. Lorsqu’il est combiné à des transferts monétaires de faibles montants, le programme réduit sensiblement le risque que ces hommes retombent dans la délinquance.
La question du capital humain est liée aussi à la participation sociale. En voici un exemple. Au milieu des années 70, le Nigéria a instauré l’éducation primaire universelle. Grâce à cette mesure, un grand nombre d’enfants, qui, sans quoi, n’auraient pas été scolarisés, ont achevé le cycle primaire. Des années plus tard, les mêmes personnes étaient plus susceptibles de suivre l’actualité de près, de parler politique avec leurs pairs, de participer à des réunions communautaires et de voter.
Par ailleurs, l’investissement dans le capital humain renforce la confiance. Les personnes instruites font davantage confiance aux autres et les sociétés où la confiance règne plus qu’ailleurs tendent à jouir d’une croissance économique plus élevée que d’autres populations. Les gens instruits sont aussi plus tolérants : selon certaines études, les vagues de réformes en faveur de l’enseignement obligatoire mises en œuvre en Europe au milieu du XXe siècle ont conduit les populations à se montrer plus accueillantes vis-à-vis des immigrants.

LA MAIN VISIBLE

Le capital humain ne se crée pas tout seul : il doit être cultivé par l’État, en partie parce que les individus ne sont souvent pas conscients des avantages que les investissements dans des êtres humains peuvent procurer à d’autres personnes. Ainsi, lorsque des parents décident d’appliquer un traitement antiparasitaire à leurs enfants, ils prennent en compte l’amélioration potentielle de la santé de leur progéniture, mais rarement le fait que le traitement réduira les risques d’infection pour d’autres enfants. Autre exemple : lorsqu’ils décident de payer l’inscription de leurs enfants dans un programme d’éducation préscolaire, les parents ne réalisent pas nécessairement les effets positifs de leur décision sur la société tout entière, tels que la réduction des taux de criminalité et d’incarcération. Ces conséquences indirectes ont leur importance : selon une étude de 2010 portant sur un programme préscolaire mis en place dans le Michigan au cours des années 60, pour chaque dollar dépensé, la société a reçu entre 7 et 12 dollars en retour.
Parfois, les conventions sociales dissuadent les parents d’investir dans leurs enfants. Même si la préférence accordée par les parents aux fils plutôt qu’aux filles a été clairement démontrée, l’ampleur de cette discrimination peut-être stupéfiante. Ainsi, le Gouvernement indien estime-t-il que le pays compte jusqu’à 21 millions de « filles non désirées », car leurs parents auraient préféré avoir des garçons. Les parents s’investissent beaucoup moins dans la santé et l’éducation de ces filles. Dans d’autres cas, des familles voudraient bien investir dans le capital humain de leurs enfants, mais n’en ont tout simplement pas les moyens. Les parents pauvres d’enfants doués ne peuvent pas contracter d’emprunts garantis par les futurs revenus de leurs enfants pour s’acquitter des frais de scolarité aujourd’hui. Même lorsque l’enseignement est gratuit, les parents doivent prendre en charge les frais de transport et l’achat de fournitures scolaires — sans parler du coût d’opportunité engendré par le fait qu’un enfant fréquentant l’école ne peut pas travailler pour procurer un revenu supplémentaire à sa famille.
Bien que les gouvernements doivent absolument investir dans le capital humain, les considérations politiques y font souvent obstacle. Il se peut que les hommes politiques ne soient pas incités à promouvoir des politiques qui, parfois, ne portent leurs fruits qu’après plusieurs décennies. Par exemple, si aucune pandémie ne frappe leur pays, ils peuvent généralement négliger impunément la santé publique. Il est rarement populaire de financer les programmes de santé publique par une hausse des impôts ou la réaffectation de crédits initialement destinés à des transactions plus visibles telles que les dépenses d’infrastructures ou les subventions publiques. En 2012, le Gouvernement nigérian s’est heurté à une forte résistance lorsqu’il a supprimé la subvention sur les combustibles pour accroître les crédits aux services de santé maternelle et infantile. Les médias ont porté beaucoup d’attention à la suppression impopulaire de la subvention et très peu à l’indispensable développement des services de santé primaire. À la suite de manifestations populaires de grande ampleur, la subvention a été rétablie. Dans certains pays, la résistance s’explique en partie par la faiblesse du contrat social : les citoyens ne faisant pas confiance au gouvernement, ils sont réticents à payer des impôts dont ils craignent que le produit soit mal dépensé.
Le problème de la mise en œuvre est tout aussi redoutable. À travers le monde, un trop grand nombre d’enfants sont incapables de lire parce que leurs enseignants ne sont pas suffisamment bien formés. Les Indicateurs de prestation de services — initiative lancée par le Groupe de la Banque mondiale en collaboration avec le Consortium pour la recherche économique en Afrique en vue de recueillir des données sur les pays d’Afrique subsaharienne — ont révélé la gravité du problème. Dans sept pays examinés — Kenya, Mozambique, Nigéria, Sénégal, Tanzanie, Togo et Ouganda —, seulement 66 % des enseignants de quatrième année maîtrisaient le programme de langue qu’ils étaient supposés enseigner et seulement 68 % possédaient le minimum de connaissances nécessaires pour enseigner les mathématiques. Dans le secteur de la santé, les praticiens de ces pays ne pouvaient diagnostiquer correctement des pathologies courantes telles que le paludisme, la diarrhée, la pneumonie, la tuberculose et le diabète que dans 53 % des cas. La mise en œuvre est tout est aussi difficile dans les endroits où les prestataires de services manquent de motivation pour faire leur travail correctement. Dans les sept pays cités précédemment, en moyenne, les enseignants faisaient classe seulement la moitié du temps qu’ils étaient supposés consacrer à l’enseignement. Dans de nombreux cas, le problème tient au fait que les fonctionnaires travaillent dans des administrations politisées où leur promotion dépend non par de leurs résultats, mais de leurs relations.

Le capital humain ne se crée pas tout seul : il doit être cultivé par l’État.

Mais les exemples de réussite ne manquent pas. Lorsque les incitations du gouvernement central, des autorités locales et des prestataires de services convergent, alors le pays peut faire de grandes avancées vers le renforcement de son capital humain. L’Argentine peut en témoigner avec le plan Nacer, un programme lancé en 2004 avec le soutien du Groupe de la Banque mondiale pour fournir une assurance maladie aux ménages non couverts. Le plan allouait des financements aux provinces en fonction d’indicateurs mesurant la couverture et la qualité des soins maternels et infantiles — une stratégie qui a incité les autorités locales à investir davantage dans une meilleure prise en charge. Chez les ménages bénéficiaires du plan, la probabilité d’avoir un enfant présentant une insuffisance pondérale à la naissance a été réduite de 19 %.
Les habitants des pays en développement sont de plus en plus exigeants quant aux services de santé et d’éducation. Au Pérou, une campagne exemplaire lancée en 2006, en pleine année électorale, à l’initiative de groupes de la société civile, est parvenue à placer la question des retards de croissance chez les enfants au cœur du discours politique. Les responsables se sont alors engagés à réduire ce phénomène de 5 points de pourcentage en cinq ans. Un objectif ambitieux qui a même été dépassé : entre 2008 et 2016, le taux de retard de croissance chez les enfants de moins de cinq ans a chuté d’environ 15 points. Preuve que les choses peuvent changer.

LE POUVOIR DES ÉVALUATIONS

Lorsque les responsables politiques et les fonctionnaires ne tiennent pas leurs promesses, ce sont les pauvres les plus pénalisés. Mais il existe une solution pour donner aux citoyens les moyens de réclamer les services qui leur sont dus : la transparence. Un meilleur accès aux informations permet de savoir ce que font et ne font pas ceux qui conduisent et gèrent les affaires du pays. Ainsi en Ouganda, des chercheurs et des organisations communautaires ont conçu en 2005 des enquêtes d’évaluation des dispensaires locaux et poussé ainsi les habitants à réclamer des services de meilleure qualité. Cette simple mesure a induit une amélioration durable des performances sanitaires avec, notamment, un recul de la mortalité des enfants de moins de cinq ans. Ce fut aussi le cas en 2001 en Allemagne lorsque la publication des résultats obtenus lors de la première enquête organisée dans le cadre du Programme international pour le suivi des acquis des élèves — pour le moins embarrassants et qui sont à l’origine du fameux « choc PISA » — a conduit les autorités à réformer de fond en comble le système éducatif avec, à la clé, une amélioration sensible des performances.
L’évaluation des acquis scolaires s’est également révélée décisive en Tanzanie. En 2011, l’organisation non gouvernementale Twaweza, soutenue par le Groupe de la Banque mondiale, a publié les résultats d’une enquête évaluant la maîtrise des fondamentaux (lecture, écriture et calcul) par les écoliers du pays. Le réveil a été plutôt brutal : en troisième année, seuls trois élèves sur dix avaient le niveau de calcul censé être atteint en deuxième année, sachant qu’en lecture, les performances étaient encore pires. Les indicateurs de prestation de services établis parallèlement mettaient par ailleurs en évidence l’incompétence et l’absentéisme des enseignants. Le tollé général provoqué par cette situation est à l’origine de l’initiative Big Results Now (« Des résultats probants, maintenant ») lancée par le gouvernement afin de relever le niveau des acquis scolaires.
Ces exemples le démontrent : la publication des conclusions d’une analyse crédible sur l’état de développement du capital humain agit comme un catalyseur. Et c’est bien la philosophie qui préside à la conception, par le Groupe de la Banque mondiale, d’indicateurs reflétant les grandes caractéristiques du capital humain. Dans les pays où les investissements dans le capital humain sont inopérants, ces mesures sont autant d’incitations à l’action. La Banque mondiale concentre ses efforts sur la santé et l’éducation en s’intéressant aux fondamentaux : les enfants qui naissent aujourd’hui atteindront-ils l’âge d’entrer à l’école ? Ceux qui survivront seront-ils scolarisés, pendant combien de temps et avec quels résultats ? Sortiront-ils de l’école secondaire en bonne santé et correctement armés pour poursuivre des études et, ensuite, travailler ?
Pour de nombreux pays en développement, améliorer la santé des jeunes est un chantier titanesque :
au Bénin, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, 10 % des enfants qui naissent aujourd’hui n’atteindront pas leur cinquième anniversaire. En Asie du Sud, plus d’un tiers des enfants de moins de cinq ans sont victimes de malnutrition chronique et présentent un retard de croissance, ce qui nuit à leur développement cérébral et réduit sérieusement leurs capacités d’apprentissage.
L’état de l’éducation est tout aussi préoccupant. Soucieux de comprendre l’efficacité de la scolarité et sa traduction en apprentissages, le Groupe de la Banque mondiale a constitué, avec l’Institut de statistique de l’UNESCO, une nouvelle base de données recensant les résultats des élèves à des tests de niveau. Les résultats d’évaluations à grande échelle conduites dans plus de 150 pays ont été harmonisés de manière à pouvoir les comparer aux résultats des enquêtes PISA. Cette base de données révèle d’énormes disparités : moins de la moitié des élèves des pays en développement atteignent le « niveau minimal de compétences » établi par le programme PISA (qui correspond à un score de 400 environ), contre 86 % des élèves des économies avancées. À Singapour, 98 % des élèves du secondaire atteignent le niveau international de référence pour les connaissances de base, contre 26 % en Afrique du Sud. Autrement dit, pratiquement tous les élèves du secondaire de Singapour maîtrisent les fondamentaux avant de se lancer dans le monde du travail, tandis que près des trois quarts des jeunes Sud-Africains sont des analphabètes fonctionnels. Quel incroyable gâchis !
En général, les ministères des Finances se préoccupent plus de l’encours de la dette que du stock de capital humain.
Lorsqu’un enfant quitte l’école, son devenir sur le plan de la santé varie selon le pays où il vit. Le taux de survie à l’âge adulte en témoigne : dans les pays les plus riches, moins de 5 % des jeunes âgés de 15 ans n’atteindront pas leur 60e anniversaire ; mais dans les pays les plus pauvres, ce taux passe à 40 %.
Ces éléments donnent un aperçu des énormes écarts entre pays sur le plan de l’éducation et de la santé. Pour rassembler tous ces aspects du capital humain dans un tout explicite, le Groupe de la Banque mondiale a conçu un indice qui mesure les conséquences du non-investissement dans le capital humain en termes de perte de productivité chez la prochaine génération de travailleurs. Pour les pays qui investissent le moins dans le capital humain aujourd’hui, l’analyse montre que la main-d’œuvre de demain aura une productivité inférieure d’un tiers à la moitié au niveau qu’elle pourrait atteindre si la population était en parfaite santé et bénéficiait d’une éducation complète de qualité.
Mesurer de cette façon les retombées économiques de l’investissement dans le capital humain ne diminue en rien la valeur sociale intrinsèque d’une santé et d’une éducation de meilleure qualité. Cela permet au contraire d’attirer l’attention sur le manque-à-gagner économique de l’incapacité à fournir ces services. En général, les ministères des Finances se préoccupent plus de l’encours de la dette que du stock de capital humain. En démontrant les retombées bénéfiques de l’investissement dans le capital humain sur la productivité des travailleurs, le Groupe de la Banque mondiale peut inciter les décideurs à s’intéresser autant à ce qui se joue dans leurs salles de classe et dans leurs hôpitaux qu’à l’état de leurs comptes courants.
Cet indice sera par ailleurs associé à un classement, qui poussera à agir les pays où les investissements sont insuffisants. L’expérience retirée de la publication annuelle du rapport Doing Business montre bien que même des évaluations aussi complètes que possible ne déclenchent pas forcément des réformes. Avec un classement, les chefs d’État et les ministres des Finances sont confrontés à la brutalité de chiffres difficiles à ignorer.
Établir des comparaisons entre pays n’est que la première étape du processus. Pour que les gouvernements puissent identifier quels investissements dans le capital humain portent leurs fruits, ils doivent être capables de mesurer les différents facteurs contribuant à constituer ce capital. Or, la mesure fine des résultats est un bien public lequel, comme tous les autres, est chroniquement sous-financé. C’est là où le Groupe de la Banque mondiale offre une véritable valeur ajoutée : il peut participer à l’harmonisation des différentes initiatives de mesure engagées par les partenaires de développement, collecter plus de données de meilleure qualité, conseiller les décideurs sur la manière de les exploiter, apporter une assistance technique et contribuer à la conception d’interventions efficaces.

LE CAPITAL HUMAIN AU XXIE SIÈCLE

Le capital humain compte — pour les individus, pour les économies, pour les sociétés et pour la stabilité de notre planète. Il compte aussi d’une génération à l’autre. Quand un pays échoue à investir de manière productive dans son capital humain, les coûts économiques sont considérables, surtout pour les plus démunis. D’autant que cet échec pèsera lourd sur les prochaines générations. Alors que le progrès technologique fait la part belle aux compétences d’ordre supérieur, l’incapacité d’un pays à donner à ses ressortissants les moyens de mener une vie productive induira plus d’inégalités (en plus d’alourdir la facture). Sans oublier les risques sécuritaires, dans la mesure où des aspirations non satisfaites peuvent attiser l’instabilité.
Des informations de meilleure qualité font partie de la réponse, mais cela ne suffit pas. Ne serait-ce que parce qu’un pays aura du mal à fournir des services de qualité s’il ne peut pas les financer. Les pays qui sous-investissent de manière chronique dans le capital humain vont donc devoir lutter contre les échappatoires fiscales, améliorer le recouvrement des impôts et réorienter les dépenses en renonçant aux subventions mal ciblées. L’Égypte et l’Indonésie, qui sont parvenues à réduire drastiquement leurs subventions à l’énergie ces dernières années, ont réorienté ces fonds dans les filets de protection sociale et les soins de santé. Un surcroît de recettes peut aussi aller de pair avec une amélioration de la santé publique. Entre 2012 et 2016, les Philippines ont triplé le budget du ministère de la Santé grâce aux droits d’accise sur le tabac et multiplié par trois le nombre d’habitants couverts par une assurance médicale. La ville de Philadelphie, aux États-Unis, entend utiliser l’argent des taxes sur les sodas pour financer l’éducation de la petite enfance.
Mais la hausse des financements ne fait pas tout. Certains pays vont devoir optimiser leurs services sociaux sans pour autant dégrader leur qualité. Dans le cas du Brésil, une étude récente du Groupe de la Banque mondiale a constaté que des gains d’efficacité dans le secteur de la santé au niveau local pouvaient entraîner des économies équivalant à environ 0,3 % du PIB. Ailleurs, il faudra réconcilier des intérêts divergents. L’expérience du Chili en matière de réforme de l’éducation, qui a pris plusieurs décennies, montre bien l’importance de la constitution d’alliances politiques au service d’un seul objectif fondamental : l’apprentissage pour tous. En 2004, le pays a finalement pu introduire la rémunération à la performance pour les enseignants, au prix de concessions accordées aux syndicats professionnels.
Quel que soit le point de départ, la qualité des méthodes de mesure est vitale. Car n’est améliorable que ce qui est mesurable. La disponibilité d’indicateurs toujours plus précis devrait faire émerger des attentes consensuelles sur les réformes à engager. Elle permettra aussi de clarifier le choix des priorités, de susciter des débats constructifs autour des politiques envisagées et de favoriser la transparence.
En 1949, John McCloy, alors président de la Banque mondiale, expliquait que « le développement n’est pas une ébauche tracée sur une planche à dessin et qui prendrait ensuite forme grâce à la baguette magique du billet vert ». Il savait bien que, dans le domaine du développement, il y a souvent un décalage entre la théorie et la pratique. Et c’est précisément cette faille que le Groupe de la Banque mondiale entend combler avec son indice du capital humain. En favorisant une prise de conscience de l’urgence à agir, ces nouvelles mesures inciteront les pays à investir dans leur capital humain. Ce qui contribuera à donner à chacun toutes les chances de réussir et de soutenir la concurrence dans l’économie du futur, quelle que soit la forme que celle-ci prendra, avec, à la clé, une mondialisation profitable à tous. Inversement, le coût d’un non-investissement dans le capital humain serait proprement exorbitant pour la solidarité et le progrès humain.
Publié initialement dans Foreign Affairs (a)

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