CAPITAL HUMAIN ET TECHNOLOGIE : BATIR LE NOUVEAU CONTRAT SOCIAL
Jim Yong Kim, Président
du Groupe de la Banque mondiale Discours de positionnement en prélude aux
Assemblées annuelles Université de Stanford
Tel que préparé pour
l'allocution
L’enjeu de l’heure
Je suis heureux de me trouver en présence du président Tessier-Lavigne et
du secrétaire d’État Shultz qui, depuis des décennies, soutient le Groupe de la
Banque mondiale. Et bien évidemment, c’est pour moi un grand honneur d’être aux
côtés de la secrétaire d’État Rice. C’est bien la première fois que je prononce
un discours en présence de deux anciens secrétaires d’État et j’en suis
reconnaissant.
L’un de mes héros, Martin Luther King Jr, a, ici même à Stanford, parlé de
la pauvreté. C’était en avril 1967, une période trouble. Les années 60 étaient
une époque agitée en Amérique et dans le monde. Il a dit, « [aujourd’hui
le combat] est beaucoup plus difficile parce que nous nous battons maintenant
pour une véritable égalité. Il est plus facile d’entrer dans un casse-croûte
que de garantir un revenu de subsistance et un bon et solide emploi ».
Le Groupe de la Banque mondiale traite chaque jour des questions de revenus
de subsistance et d’emplois solides, particulièrement en cette ère de
transformation technologique. Comment allons-nous donner aux plus pauvres et
aux plus vulnérables les moyens de survivre ? Quel peut être l’apport des
technologies dans cette démarche ?
Les technologies peuvent aider à faire face aux enjeux les plus urgents de
l’heure, mais elles présentent aussi de nouveaux risques qui vont de la
cybersécurité à la confidentialité des données. Comprendre les technologies de
rupture et nous instruire auprès d’institutions comme la Silicon Valley est
notre grande priorité. C’est pourquoi je me trouve à Stanford aujourd’hui.
À l’entrée principale du bâtiment du Groupe de la Banque mondiale, vous
verrez cette inscription qu’a fait graver mon ami, l’ancien président de la
Banque, Jim Wolfensohn, et qui proclame : « Notre rêve : un
monde sans pauvreté ». Quand j’ai franchi cette porte en juillet 2012, je
me suis demandé, pourquoi serait-ce simplement un rêve ? Pourquoi ne pas
nous fixer une cible, pour mettre fin à la pauvreté ?
Pendant trois mois, nos économistes ont réfléchi à ce que devrait être
cette cible et nous avons ainsi défini notre premier objectif :
« Mettre fin à l’extrême pauvreté d’ici 2030 ». Nous nous sommes
fixés pour autre objectif de nous attaquer aux inégalités :
« Augmenter les revenus des 40 % les plus pauvres ».
Puis, nous avons dû décider de la démarche pour y parvenir. Comment mettre
fin à la pauvreté et promouvoir une prospérité partagée ? Nous avons
défini trois axes d’intervention.
Premièrement, développer les économies - et c’est probablement la mission
la plus connue du Groupe de la Banque mondiale. Nous voulons une croissance
économique équitable et durable.
Deuxièmement, promouvoir la résilience face au changement climatique, face
aux pandémies, face aux migrations, et la résilience des individus grâce
notamment à la protection sociale.
Troisièmement, investir dans la personne. Aujourd’hui nous comprenons mieux
qu’avant que la santé et l’éducation sont des facteurs très importants de
croissance économique.
Et au cœur de tout cela se trouvent les technologies. Quelle peut être leur
contribution pour nous aider à avancer dans ces trois chantiers ?
La pauvreté aujourd’hui
Je voudrais vous brosser un tableau de la pauvreté dans le monde :
736 millions de personnes vivent toujours dans une pauvreté extrême - ce
qui signifie qu’elles vivent avec moins de 1,90 dollar par jour. Mais 25 %
de la population vit avec moins de 3,20 dollars par jour, qui représentent
le seuil ou l’indice de pauvreté dans de nombreux pays. Et la quasi-moitié de
la population mondiale vit avec moins de 5,50 dollars par jour.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Grâce à l’un de nos
partenaires, la Gapminder Foundation, nous avons interrogé plusieurs familles
vivant avec ces niveaux de revenus. Je vous en présenterais trois.
D’abord la famille Alimata. Elle vit dans la région du Centre au Burkina
Faso. Guebre, 35 ans, vend des vêtements et sa femme Yoni, 22 ans,
vend du pain. Le couple travaille près de 103 heures par semaine. Guebre
et Yoni vivent avec leurs deux enfants dans une habitation d’une pièce qu’ils
ont construite eux-mêmes. Pas d’électricité ni de toilettes. La quasi-totalité
du revenu familial, presque 100 %, est dépensé pour se nourrir. À peine le
couple peut-il épargner.
Les époux passent chaque semaine trois heures et demie au total à puiser de
l’eau d’une source non loin, et ils utilisent le charbon et le bois pour leur
fourneau. Ils n’ont jamais pris des vacances. Ils prévoient d’acheter des
vêtements, si jamais ils ont l’argent nécessaire. Ils espèrent un jour pouvoir
acquérir une motocyclette. Cela transformerait radicalement leurs perspectives
de revenus.
C’est cela vivre avec moins de 3,20 dollars par jour. Kalu Ram et
Kherun Nisha vivent à Jaipur, en Inde. Ils possèdent une boutique où ils
vendent le kachori, une espèce de beignet fourré épicé cuit dans de
l’huile. Ils ont reçu un crédit de Equitas, un client d’IFC, pour ouvrir leur
boutique et ont ainsi pu doubler leurs revenus.
Les familles ayant ce niveau de revenus habitent des maisons en pierres ou
en briques de terre cuites. Elles ont probablement l’électricité et de l’eau.
Avec ce niveau de revenus, l’on peut s’offrir des sandales et peut-être
posséder une cuisinière. Kalu et Kherun possèdent probablement un téléphone
portable, et peut-être ont-ils un petit téléviseur.
Lorsque nous prenions cette photo, nous leur avons demandé à quoi ils
aspiraient. Ils voulaient offrir un vélo à leur enfant. Ainsi, en plus
d’assurer sa subsistance, ils espéraient pouvoir offrir bientôt à leur enfant
un peu plus que le strict minimum.
C’est cela vivre avec moins de 5,50 dollars par jour. La famille Poma
vit à La Paz, en Bolivie. Juan, 43 ans, est un charpentier. Sa femme
Eulogia et lui ont cinq enfants.
La famille habite une maison de deux chambres à coucher perchée sur une
colline dangereuse, mais ils adorent la vue et le sentiment de posséder une
maison.
L’électricité est stable et ils utilisent une cuisinière à gaz. La famille
achète tous ses vivres et y consacre environ 80 % des revenus de Juan. Ils
disposent d’eau potable et des toilettes sont installées dans la cour.
Juan n’a jamais pris des vacances, mais il s’est rendu jusqu’à la frontière
bolivienne. Son objet préféré est la télévision. Il voudrait acheter bientôt de
meilleurs murs pour la maison et rêve d’un réfrigérateur.
Ces trois familles sont à l’image de plus de la moitié de la population
mondiale.
Nouvelles aspirations, défis mondiaux
À côté de ces images de la pauvreté, voici ce que j’observe quasiment
partout où je me rends : des gens utilisant des smartphones et internet.
D’aucuns prédisent que d’ici 2025, les 8 milliards de personnes qui
peuplent la planète auront accès au haut débit. Ces personnes auront
probablement accès à un smartphone, à défaut d’en posséder un. À la Banque
mondiale, nous avons examiné les conséquences de cette évolution sur notre
double objectif.
La première chose qui survient dès lors qu’on a accès au haut débit c’est
que l’on est plus satisfait de la vie. On peut communiquer avec les gens. Dans
certains pays, notamment des pays pauvres comme le Kenya, on peut envoyer et
recevoir de l’argent.
La deuxième chose qui se produit est que votre revenu de référence,
c’est-à-dire le revenu auquel vous comparez le vôtre, augmente. D’après nos études,
en moyenne lorsque le revenu de référence d’une personne augmente de 10 %,
son propre revenu doit augmenter de 5 % pour qu’elle ait le même niveau de
satisfaction.
Mais, si on s’arrête sur les 40 % qui se trouvent au bas de l’échelle
des revenus, une augmentation de 10 % de leur revenu de référence doit
correspondre à une augmentation de 20 % de leur propre revenu pour qu’ils
puissent simplement maintenir le même niveau de satisfaction.
Cela s’observe partout. Les gens aspirent à mieux, et c’est merveilleux.
J’ai vu le jour en Corée quand ce pays était l’un des plus pauvres au monde et
ma famille a su tirer parti de très nombreuses opportunités. Je pense que tout
le monde doit nourrir de grandes aspirations, et nous devons trouver le moyen
d’y répondre.
Mais de nombreux obstacles empêchent de donner à tous les moyens de
survivre. Le changement climatique en fait partie. Tous les dirigeants
africains vous diront que cette épée de Damoclès est suspendue au-dessus de
leurs têtes. Les récents épisodes de sécheresse et d’inondations illustrent ces
changements, auxquels nous devons faire face.
Voici brièvement quelques chiffres : Les niveaux de dioxyde de carbone
dans l’atmosphère sont les plus élevés en 800 000 ans, 2017 a été la
deuxième année la plus chaude dans le monde depuis 1880, et 18 des
19 années les plus chaudes ont été enregistrées depuis 2000. Le niveau de
la mer connaît la montée la plus rapide en 2000 ans.
L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que n’importe quelle autre
région du globe. En 2017, la banquise de l’Arctique a atteint son niveau le
plus bas pour la troisième année consécutive.
Quel que soit ce que vous pensez du changement climatique, nous y sommes
confrontés chaque jour, surtout dans les pays les plus pauvres.
D’autres facteurs ont pesé sur notre capacité à agir. La fragilité et les
conflits touchent un nombre grandissant d’individus. D’une manière générale, le
nombre de personnes pauvres dans les pays fragiles a augmenté, passant de
439 millions en 2010 à plus de 2 milliards de personnes aujourd’hui.
Les situations de fragilité et de conflit sont fortement corrélées avec la
famine. Aujourd’hui, 124 millions de personnes connaissent des niveaux
d’insécurité alimentaire critiques. Dans les situations de famine, la mortalité
infantile augmente de près de 60 %. La taille moyenne des enfants de moins
de cinq ans - l’indicateur du retard de croissance - baisse de deux
centimètres, et le temps de scolarisation se réduit de 50 % environ chaque
année.
Utiliser les technologies pour répondre aux défis
mondiaux
Le Groupe de la Banque mondiale s’emploie à trouver des solutions par des
mécanismes de financement novateurs et les nouvelles technologies pour faire
face à ces défis.
Climat
Je citerais à titre d’exemple le stockage de l’électricité sur batterie. Au
cours des dernières années, le prix de l’énergie solaire a brutalement baissé.
Quand j’ai rejoint le Groupe de la Banque mondiale en juillet 2012, nous nous
enthousiasmions d’avoir pu ramener le coût de l’énergie solaire à 13 cents
le kilowattheure, sans dispositif de stockage. Cette année, le coût n’est que
de 2 cents. Mais il se pose le problème suivant : lorsque le soleil
brille les gens ont de l’énergie. S’il ne brille pas, pas d’énergie, à moins
d’avoir un dispositif de stockage. Comme tout le monde partout ailleurs, les populations
des pays en développement veulent avoir de l’énergie en permanence. Les enfants
veulent étudier. Les familles veulent avoir de la lumière quand elles
cuisinent.
Nous nous sommes posé une question très simple : pourquoi les prix des
accumulateurs d’énergie ne baissent-ils pas et pourquoi plus de pays n’en
achètent pas pour fournir de l’énergie 24 heures sur 24 ? La réponse
est que la demande par les pays en développement n’est pas assez importante.
Alors, la semaine dernière lors de l’Assemblée générale des Nations Unies,
nous avons annoncé que nous investirions 1 milliard de dollars dans le
stockage de l’électricité sur batterie dans les pays en développement. Quatre
milliards de dollars supplémentaires seront mobilisés – 1 milliard de
dollars issus des différents fonds climatiques et près de 3 milliards de
dollars provenant d’investisseurs privés. Pour la première fois dans
l’histoire, nous disposerons de 5 milliards de dollars qui serviront à
stimuler la demande et à créer des incitations pour une baisse du prix des
accumulateurs. IFC a prêté son appui à des sociétés qui ont récemment montré
qu’elles pouvaient réduire le coût du stockage de l’électricité sur batterie,
de 300 dollars à 100 dollars le kilowattheure, ce qui peut
radicalement changer la donne. À 100 dollars le kilowattheure, le coût de
l’énergie solaire – avec dispositif de stockage – reviendrait à près de
5 cents le kilowattheure.
Nous utilisons nos financements pour créer des incitations sur le marché
afin de réduire toujours un peu plus le coût du stockage de l’électricité et de
fournir à tous une énergie propre.
Famine
Un autre exemple qui illustre la façon dont les technologies peuvent aider
à affronter les crises de développement est le partenariat avec Google, Amazon
et Microsoft que nous avons annoncé récemment, et qui vise à mettre au point un
modèle d’intelligence artificielle qui permettre de prévoir quand et où une
famine pourrait sévir. Si l’on admet que la famine est un problème persistant,
le plus grave est que nous ne réagissons que lorsqu’il est trop tard. La
puissance du modèle proposé est sa capacité à mobiliser les fonds pour les
crises humanitaires en amont de façon à prévenir en premier lieu la famine.
Nous avons connu le même problème pendant la crise de la maladie à virus
Ebola qui a sévi en Afrique de l’Ouest en 2014. Alors que la crise faisait
rage, personne n’a fourni des financements. Huit mois après le début de
l’épidémie, la communauté internationale n’avait toujours pas réagi. Si le
virus Ebola avait touché des villes comme Karachi ou Delhi, personne n’aurait
pu arrêter sa propagation. C’est à ce moment que la Banque mondiale fit le
premier don de 400 millions de dollars pour empêcher la propagation du
virus.
Il était clair que nous avions besoin de trouver des moyens de dégager
rapidement des financements. Nous avons ainsi travaillé avec des partenaires
comme Swiss Re et Munich Re pour créer l’assurance contre les pandémies. Le
nouveau système a fonctionné pendant une épidémie survenue récemment en
République démocratique du Congo à l’occasion de laquelle nous avons engagé
15 millions de dollars de ce mécanisme et aidé à arrêter la propagation du
virus Ebola à un stade précoce.
Maximiser les opportunités et mitiger les risques
Tout en contribuant à résoudre les défis mondiaux, les technologies
bouleversent l’industrie et l’emploi.
La crainte de voir les machines nous ravir nos emplois remonte à plusieurs
siècles. En 1867 dans Le Capital, Karl Marx disait que « lorsqu’il
prend la forme d’une machine, l’outil de travail devient immédiatement le
concurrent de l’ouvrier. »
Par exemple, entre 1811 et 1816, les Luddites, travailleurs anglais du
textile, protestèrent contre l’automatisation en détruisant les machines à
tisser. E.P. Thompson, un de mes historiens préférés, écrivit que « le
luddisme était un mouvement quasi-insurrectionnel qui s’agitait constamment à
la lisière des objectifs révolutionnaires inavoués. »
Au Bangladesh, qui possède l’une des industries du vêtement les plus
efficaces et moins onéreuses dans le monde, les propriétaires d’usine achètent
ce qu’on appelle des « sew-bots » [robots à coudre]. Une startup
d’Atlanta qui fabrique ces machines prétend qu’un « sew-bot » peut
coudre un t-shirt en 22 secondes - soit environ deux fois plus vite qu’un
travailleur bangladais - et éventuellement à un coût moindre.
Si l’automatisation s’empare de l’industrie du vêtement, que vont faire les
travailleurs ? Comment vont-ils faire vivre leur famille ? Comment
vont-ils se faire une place dans un monde caractérisé par des opportunités
économiques incertaines et l’évolution rapide des technologies ? Si
parallèlement à la montée des aspirations il n’y a pas d’opportunités,
allons-nous assister à des soulèvements ?
À bien des égards, le printemps arabe avait un rapport avec cette question.
Ce printemps a été déclenché en Tunisie, et dans d’autres pays, par de jeunes
Arabes qui avaient fait des études universitaires mais auxquels s’offraient
très peu de perspectives d’emploi. Allons-nous assister de nouveau à ce genre
de phénomène ? Je suis inquiet parce que je commence à observer des
tendances semblables dans de nombreuses régions du monde.
Il s’avère que les prédictions sur les pertes d’emploi sont très peu
fiables. Mais nous savons que certaines choses sont en train de changer. Depuis
2001, la part des emplois nécessitant de solides compétences cognitives et
socio-comportementales est passée de 19 % à 23 % dans les économies
émergentes, et de 33 % à 41 % dans les économies avancées.
La demande de compétences cognitives de pointe transférables est en
augmentation dans toutes les régions - compétences telles que la logique, la
pensée critique, la résolution de problèmes complexes, et le raisonnement.
L’Inde compte 4 millions de développeurs d’applications, et la Chine
100 000 agents chargés d’étiqueter les données. Ces derniers
récupèrent les données brutes, les toilettent, les organisent et les préparent
en vue de leur utilisation par les ordinateurs. Ce travail exige de solides
compétences linguistiques - pour décrire un élément en au plus 12 mots
d’une manière qui le différencie des autres ; et l’esprit critique - la
capacité d’associer un élément à d’autres à l’intérieur de catégories et entre
elles. Ce travail n’existait pas avant 2014.
Pendant longtemps, la pensée classique dans le développement était que les
pays devaient passer par les étapes normales de l’industrialisation - de
l’agriculture - en passant par l’industrie légère - à l’industrie lourde. La
Corée est certainement passée par là. Nombre de pays d’Asie de l’Est et d’Asie
du Sud en sont actuellement à cette étape ; mais, il se peut que cette
voie ne s’offre pas à de nombreux pays en développement aujourd’hui.
Trois voies pour atteindre le double objectif à l’ère
des bouleversements technologiques
Étant donné que les technologies bouleversent les modes de développement
traditionnels, voici ce que nous devons faire pour aider les pays à soutenir la
concurrence dans l’économie future :
1. Accélérer la croissance inclusive et
durable, notamment établir les bases de l’économie numérique afin d’aider les
pays à être compétitifs dans l’avenir ;
2. Assurer la résilience face aux
menaces et aux chocs mondiaux - notamment grâce à de solides filets de sécurité
et des programmes de protection sociale qui visent à aider les pauvres ;
et
3. Investir davantage - et plus
efficacement - dans l’homme afin de le préparer aux emplois de demain.
1. Bâtir des économies
numériques pour une croissance inclusive
Premièrement, bâtir des économies numériques pour une croissance inclusive.
Cela commence par les infrastructures, et aucun investissement en matière
d’infrastructures ne dépasse le haut débit pour tous. Le Groupe de la Banque
mondiale est en train d’attirer les capitaux privés pour rendre possible la
mise en place d’une infrastructure du haut débit abordable et fiable.
Par exemple, avant 2009, l’Afrique de l’Est représentait 0,07 % de la
capacité de bande passante mondiale. Cette année-là, nous avons réuni des
partenaires publics et privés pour faire passer un câble sous-marin à fibres
optiques destiné à relier l’Afrique de l’Est aux réseaux mondiaux de fibre
optique. Par la suite, nous avons fait passer des câbles à fibres optiques en
Afrique centrale et rattaché l’Afrique de l’Ouest à l’Europe. Le coût du haut
débit a chuté de 90 %, et avec les nouveaux câbles, la capacité a augmenté
pour s’établir dans un premier temps à plusieurs gigabits, et maintenant à
plusieurs térabits.
Mais nous savons aussi que la large bande n’est qu’une des bases dont les
pays ont besoin pour bâtir des économies numériques. Notre initiative
« Économie numérique pour l’Afrique » déploie également des services
financiers, des systèmes de paiement numérique et des programmes de formation
professionnelle en Afrique de l’Est et de l’Ouest. Nous continuons également à
soutenir l’infrastructure de base : énergie plus fiable, routes
résistantes aux chocs climatiques et chemins de fer.
Et parce qu’on assiste à une montée plus rapide des aspirations de ces
régions, il est impossible de faire travail uniquement avec l’aide. L’aide
publique au développement a augmenté considérablement. Mais à l’heure actuelle,
parce qu’on assiste partout à un foisonnement d’aspirations, cette aide, quel
qu’en soit le montant, ne peut suffire. D’où l’intérêt porté essentiellement
sur la facilitation des plus grandes sources de capitaux.
En ce moment, plus de 6 000 milliards de dollars ont été investis
en obligations à taux négatif ; 10 000 milliards de dollars en
titres d’État à faible rendement ; et 9 000 milliards de dollars
en espèces en attente de placement à rendement plus élevé. Si nous pouvions
mobiliser cet argent et le mettre à la disposition des pays en développement
pour les aider à construire notamment des infrastructures à large bande, ils
n’auraient pas besoin d’utiliser l’argent public, et cela aurait des effets
transformateurs.
2. Promouvoir des
sociétés résilientes
Deuxièmement, nous devons encourager les sociétés résilientes au moyen de
la protection sociale. Dans les pays en développement, en particulier les pays
à faible revenu, 90 % de l’ensemble des travailleurs exercent un emploi
informel. Autrement dit, ils ne travaillent pas pour une entreprise qui leur
verse des prestations. Au regard de l’évolution des emplois et des compétences,
si l’économie venait à subir d’autres chocs, comment pouvons-nous protéger les
personnes qui n’ont rien à voir avec un emploi formel ? C’est l’un des
gros problèmes qui se posent lorsque nous pensons aux répercussions sociales de
l’automatisation.
La technologie peut effectivement élargir la portée des programmes de
protection sociale et accroître les transferts d’argent - une stratégie qui, à
notre connaissance, marche et s’emploie à accroître la productivité et la
résilience des travailleurs des secteurs structuré et non structuré. En Inde
par exemple, le programme Aadhaar utilise la technologie biométrique de pointe
pour permettre aux pauvres de prouver plus aisément leur identité, et
authentifier les bénéficiaires de dizaines de programmes sociaux. Dans le même
temps, le gouvernement a pu économiser des milliards de dollars en réduisant la
fraude, ce qui lui a permis de financer amplement le programme. Nous avons
également vu comment, en six ans, l’inclusion financière est passée de
35 % à 80 %, les femmes et les pauvres ayant récolté les gains les
plus importants, dans une large mesure grâce au programme Aadhaar.
Un autre exemple de technologie visant à élargir la protection sociale est
l’utilisation de cartes à mémoire électronique pour apporter un soutien à
125 000 ménages de réfugiés syriens au Liban. Les cartes fonctionnent
tellement bien que nous nous sommes impliqués pour en distribuer aussi aux
pauvres Libanais. À présent, ces économies utilisent ces cartes à mémoire électronique
sous des formes qu’on n’aurait pas pu imaginer auparavant.
3. Investir dans l’homme
Ces efforts resteront vains à moins qu’on investisse davantage - et plus
efficacement - dans l’homme. Je soutiens depuis longtemps qu’il nous faut plus
d’argent pour la santé et l’éducation. Et ça s’est passé ainsi. Mais alors, les
dirigeants - notamment les chefs d’État et les ministres des Finances - ont
commencé à entretenir l’idée selon laquelle la santé et l’éducation étaient de
la responsabilité des donateurs. Cela s’est malheureusement traduit par un
sous-investissement dans ces secteurs essentiels. Nous devons trouver des
moyens de modifier les incitations. Comment peut-on mettre les responsables des
pays en développement sous pression et les convaincre qu’ils doivent investir
plus ?
Le monde est confronté à un problème de retard de croissance des enfants,
ce qui veut dire que les enfants de moins de cinq ans sont en retard de deux
points (écarts-types) par rapport à la taille moyenne pour les enfants de cet
âge.
Des images de scanner cérébral d’une étude réalisée par le professeur
Charles Nelson de la faculté de médecine de Harvard montrent l’impact du retard
de croissance chez l’enfant sur le développement des tissus neuronaux. Il en
ressort que les enfants présentant un retard de croissance développent moins de
synapses au cours des 1 000 premiers jours de vie, une période
essentielle à la construction de leur capital humain.
Le pourcentage d’enfants qui présentent un retard de croissance est
ahurissant : 45 % au Pakistan ; 38 % en Inde ; 36 % en
Indonésie. Il s’agit d’une urgence médicale. Parvenus à l’âge adulte, ces
enfants ne pourront pas faire face à la concurrence dans la nouvelle économie.
S’attaquer au retard de croissance est essentiel pour la croissance
économique. Nous avons analysé les données longitudinales de l’Indonésie et
constaté que les enfants qui présentaient un retard de croissance en 1993 avait
une fonction cognitive plus faible en 2014 et 2015. On a établi une corrélation
entre une stature d’adulte et des aptitudes cognitives insuffisantes et des
revenus faibles chez les adultes - en 2014, le salaire mensuel des personnes
qui avaient présenté un retard de croissance en 1993 était de 12 %
inférieur à celui des sujets qui n’en avaient pas souffert.
Le « coût du retard de croissance » représente 10,5 % du
PIB. Cela signifie qu’en Indonésie, le revenu par habitant est inférieur de
10,5 % à ce qu’il aurait été si aucun de ses travailleurs n’avait souffert
d’un retard de croissance dans son enfance. Le coût global de ce retard est de
7 % du PIB dans la région Asie de l’Est et Pacifique
et de 9 % en Afrique.
Nous savons également que les systèmes éducatifs sont à la traîne. La
moitié des élèves du primaire dans les pays en développement n’atteignent pas
le niveau minimal requis en lecture, en écriture et en calcul ;
264 millions d’enfants ne sont pas scolarisés.
Selon une enquête menée dans sept pays d’Afrique subsaharienne, qui
représentent environ 40 % de la population du continent, un tiers des
enseignants ne possédaient pas les compétences nécessaires pour enseigner leur
langue en quatrième année d’école primaire. Et au Mozambique, au Nigéria et au
Togo, la moitié des enseignants n’avaient pas le niveau requis pour enseigner
leur matière. C’est également important pour la croissance économique. En
moyenne, une année d’études supplémentaire accroît de 9 % les revenus
accumulés tout au long de la vie, avec des gains encore plus importants pour
les filles.
Que pouvons-nous faire pour aider les pays à investir davantage – et plus
efficacement – dans leur propre population ? Nous avons décidé de créer ce
qu’on appelle l’indice du capital humain, qui classe les pays en fonction de la
qualité de leur investissement dans le capital humain. Lorsque la Banque
mondiale publie des classements, ils suscitent toujours la controverse. Mais
nous voulons que chaque pays engage un débat sur la qualité de ses
investissements dans les ressources humaines.
Nous mesurons des facteurs essentiels :
- Survie : Les enfants nés aujourd’hui survivront-ils jusqu’à l’âge de fréquenter l’école ?
- Scolarité : Combien d’années de scolarité achèveront-ils et quels seront leurs acquis ?
- Santé : Quitteront-ils l’école en bonne santé, prêts à travailler et dotés du bagage nécessaire pour continuer d’apprendre tout au long de leur vie ?
Nous ne mettons pas l’accent sur les intrants mais sur les résultats. Nous
avons constaté que le lien entre l’investissement dans les ressources humaines
– pour améliorer les résultats en matière de santé et d’éducation - et la
croissance économique est beaucoup plus étroit qu’on ne pensait. Et à l’heure
où l’innovation s’accélère de plus en plus, il y a de fortes chances que ce
lien se resserre à l’avenir.
Concevoir des technologies au service de tous
Enfin, la voie de l’avenir passe par l’innovation technologique, dans les
secteurs privé et public, pour concevoir des technologies qui permettent de
donner les mêmes chances à tous, surtout aux plus démunis.
Cela commence par les technologies qui créent des emplois : le
Bangladesh contribue pour 15 % au marché mondial du travail en ligne avec
ses 650 000 travailleurs indépendants.
Taobao Villages, qui permet aux petits commerçants d’accéder au marché
chinois en ligne, a créé plus de 1,3 million d’emplois en inversant
l’exode rural des jeunes, qui reviennent chez eux pour créer leur propre
entreprise.
Grâce à LinkedIn, nous mettons en place un nouveau tableau de bord qui
utilisera toutes les informations communiquées par les 562 millions
d’abonnés à LinkedIn pour aider les décideurs, les entreprises et les
particuliers à se familiariser avec les métiers d’avenir et les compétences
requises. Les pouvoirs publics pourront ainsi déterminer les compétences les
plus recherchées, développer certaines branches d’activité et mettre au point
les programmes de formation voulus.
Des plateformes numériques peuvent être conçues pour lutter contre les
inégalités hommes-femmes et aider à créer un système de marché mondial qui
profite à tous. Nous collaborons avec Airbnb à une étude sur l’impact
des programmes de logement partagé sur les populations rurales et sur les
femmes, qui représentent la majorité des hôtes sur cette plateforme. Le
tourisme est l’un des secteurs qui créent le plus d’emplois dans le monde et a
le plus de chances de se développer en cette période d’instabilité. Il faut
donc mieux cerner comment les modèles d’activité fondés sur l’économie partagée
peuvent réduire les inégalités.
Nous devons développer les technologies centrées sur les plus pauvres et
les plus vulnérables, celles qui ancrent la solidarité humaine dans l’ADN de
chaque nouvelle innovation.
En 1998, le critique culturel de l’Université de New York, Neil Postman, a
présenté un exposé sur la technologie à l’aube du nouveau millénaire. Il a
déclaré, je cite :
« Chaque technologie a une philosophie qui
s’exprime par la manière dont la technologie nous permet d’utiliser notre
cerveau et notre corps, de codifier le monde, d’amplifier certaines sensations
et d’ignorer certaines tendances émotionnelles ou intellectuelles. »
La question que je voudrais poser à ceux d’entre vous qui travaillez dans
le secteur technologique est la suivante : quelle est la philosophie de
votre technologie ? Car elle a une philosophie, que vous y ayez pensé ou non.
La philosophie de votre technologie pourrait être la chose la plus importante
que vous concevrez, et vous devez vous poser des questions difficiles :
- Dans la course à la croissance, qu’il s’agisse de chiffre d’affaires ou de PIB, votre innovation détournerait-elle le capital des populations pauvres vers les riches ?
- Dans la recherche d’efficacité, votre plateforme va-t-elle entraîner une érosion des filets sociaux ?
- Au nom du progrès, quels segments de l’économie et de la société seront perturbés, et dans quelle mesure sont-ils prêts à faire face à ces perturbations ?
Avant de penser en termes de recettes ou de croissance, posez-vous la
question de savoir si cela profitera aux pauvres.
Avant de surveiller votre flux de trésorerie ou votre taux d’absorption du capital,
avant d’aller chercher des financements de premier rang sur Sand Hill Road,
demandez-vous « C’est pour qui ? À qui cela va-t-il
profiter ? »
Avant de déposer une demande de brevet ou de présenter votre idée par écrit
– pensez d’abord à la philosophie de votre technologie et à la manière dont
votre idée pourrait faire plus de bien – et beaucoup moins de mal.
Le progrès n’a rien d’inéluctable. Lorsqu’il est venu à Stanford, Martin
Luther King a déclaré :
« “Le progrès social n’est jamais le fruit du hasard.
C’est le fruit des efforts inlassables et du travail assidu de personnes
dévouées. Sans ce dur travail, le temps lui-même devient le complice des forces
primitives de la stagnation sociale. C’est pourquoi nous devons réaliser qu’il
est toujours temps de faire le bien ».
Nous devons tous descendre dans l’arène, lutter sans relâche pour la
famille Poma en Bolivie ;
pour Kalu Ram et Kherun Nisha en Inde ; et, surtout, pour la famille
Alimata au Burkina Faso, qui, comme plus de 700 millions d’autres, vivent
encore dans une pauvreté extrême.
Il y a des milliards de familles comme ces trois familles dans le monde.
Au moins en partie grâce aux merveilles technologiques qui ont vu le jour
ici à Silicon Valley, ces familles ont de nouvelles aspirations. Et comme tout
le monde sur terre, elles méritent de vivre en toute dignité, en sécurité, et
d’avoir une chance de réussir.
C’est une question qui me touche très personnellement. Je suis né en 1959
en Corée, l’un des pays les plus pauvres du monde à l’époque. Voici ce qu’a
déclaré la Banque mondiale au sujet de la Corée en 1963 : « Sans aide
extérieure, la Corée aura du mal à fournir à ses habitants plus que le minimum
vital ». Elle a refusé d’accorder à la Corée des prêts aux taux d’intérêt les
plus bas parce qu’elle pensait que le pays ne pourrait pas les rembourser.
Mais la Corée a clairement contredit ces prévisions et montré que la
Banque mondiale se trompait. Il faut être optimiste pour chaque pays, et
l’optimisme, dans ce cas, est un choix moral.
L’optimisme est au cœur de mon histoire. Ma mère et mon père étaient des
réfugiés. Mon père avait fui la Corée du Nord, ma mère était réfugiée de
guerre. Et grâce à la bonté de purs étrangers, ils sont venus étudier aux
États-Unis. Mon père a été admis dans une école de médecine dentaire et un
dentiste de l’armée américaine l’a fait venir à New York pour se spécialiser en
périodontie. Ma mère était l’une des meilleures élèves de son lycée, et une
association féminine américaine, P.E.O., lui a offert une bourse pour venir
étudier aux États-Unis. Il n’y avait que quelques centaines de Coréens à New
York à l’époque, c’est comme ça que mes parents se sont rencontrés et mariés.
L’important, c’est que mes parents faisaient partie des rares Coréens en
1959 qui ont eu la possibilité de vivre aux États-Unis. Ils font partie des
quelques Coréens qui ont pu avoir des aspirations plus ambitieuses.
L’an dernier, j’ai visité une école en Tanzanie. Comme je le fais souvent,
j’ai demandé aux élèves ce qu’ils voulaient faire quand ils seraient grands.
Deux ont levé la main et dit « Je veux être le président de la Banque
mondiale ».
Mes collègues et les enseignants ont ri. Moi j’ai dit : « En 1963,
quand j’étais à la maternelle dans l’un des pays les plus pauvres du monde, si
George David Woods, le président de la Banque mondiale à l’époque, était venu
dans mon école en Corée, je doute qu’il se serait imaginé qu’un de ses
successeurs était dans cette classe ».
Mon message est le suivant : ne laissez jamais personne vous dire que
vous ne pouvez pas réaliser vos rêves. Mais la Tanzanie est à la traîne. Plus
d’un tiers des enfants souffrent d’un retard de croissance ; dans le
système éducatif tanzanien, les enfants apprennent deux fois moins par année
scolaire que dans les meilleurs systèmes du monde ; et le plus triste,
c’est que la voie du développement que la Corée et tant d’autres pays à revenu
élevé ont suivie – l’agriculture, l’industrie légère, l’industrie lourde –
risque d’être fermée pour eux.
Le plus grand espoir de ces enfants pourrait être la technologie que vous
développez ici à Stanford. Faites de votre mieux pour que la philosophie de
votre technologie tienne compte de ces enfants en Tanzanie. Pensez à ce qu’elle
signifie pour les plus pauvres.
Je suis convaincu que nous pouvons mettre la technologie au service du
système de marché mondial, pour que tout le monde y trouve son compte. Nous
pouvons donner aux enfants tanzaniens - et à chacun sur terre - une chance de
réaliser leurs plus hautes aspirations.
Je vous remercie.
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