"ON PEUT NOURRIR 12 MILLIARDS D'HUMAINS. LES VICTIMES DE FAMINE SONT DONC ASSASSINEES"



Entretien avec Jean Ziegler, sociologue, ancien rapporteur à l'ONU, qui publie "Chemins d'espérance".


Un jour de décembre 2011, Jean Ziegler déjeunait avec José Bové «Chez Léon», un restaurant lyonnais. Le maire, Gérard Colomb, recevait à sa table un candidat d’alors à l’élection présidentielle, François Hollande. Jean Ziegler et Bové ont ce jour-là tenté d’attirer l’attention du futur président sur le problème de la faim dans le monde, en lui suggérant d’inclure dans son programme quelques mesures pour changer les choses. En vain.
Ces fonds vautours dont le métier est de ruiner des pays pauvres
Hollande, raconte Jean Ziegler, estimait que ce problème était «trop loin» des préoccupations communes. Et si c’était faux ? La conscience qu’une partie de l’humanité meurt chaque jour de n’avoir pas accès à l’eau et à la nourriture est une blessure très partagée. C’est le sentiment d’impuissance face aux famines, présentées comme une fatalité, qui crée la résignation.
Le sociologue suisse, ancien rapporteur de l’ONU sur les questions de nutrition, explique en quoi cette prétendue fatalité est un mensonge. La faim n’est plus comme autrefois la conséquence d’une insuffisance de production alimentaire, mais un drame consenti par tous les parlements dans l’ordre économique contemporain. L’essai brillant et simple que Ziegler publie aujourd’hui restera comme un cours de vérités publiques. Nous nous sommes entretenus avec lui.

BibliObs. Dans votre ouvrage vous parlez de «l’ordre cannibale du monde». Qu’entendez-vous par là précisément ?   Jean Ziegler. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim ou de ses suites immédiates. Et le même «World Food Report» de la FAO qui donne les chiffres des victimes –  chiffres qui ne sont contestés par personne – indique que l’agriculture mondiale, dans l’étape actuelle de son développement, pourrait nourrir normalement (2200 kilocalories par jour pour un adulte en zone tempérée) 12 milliards d’êtres humains, soit  presque le double de l’humanité actuelle. Un enfant qui meurt de faim est proprement assassiné. Il n’existe pas de fatalité pour ce massacre quotidien.
Le manque objectif a disparu de la planète. Le problème n’est plus, comme par le passé, l’insuffisance de production alimentaire, mais bien l’impossibilité d’accès à une nourriture suffisante pour des centaines de millions d’êtres humains. Pourquoi ? Par dénuement, défaut de pouvoir d’achat, manque de terre arable pour les paysans de subsistance. C’est l’une des caractéristiques de l’ordre cannibale du monde: un ordre économique mondial qui «dévore» les pauvres, qui tue, et qui tue sans nécessité.
A vous lire, on se dit que la complexité supposée des choses est une stratégie pour réserver l’expertise aux seuls experts, sur le thème du «c’est-trop-compliqué-laissez-nous-penser-pour-vous».
Vous avez raison: la soi-disant complexité du monde contemporain, invoquée par les intellectuels au service des oligarchies régnantes sont des arguments fallacieux: ils paralysent la pensée critique, induisent un sentiment d’impuissance, anéantissent la résistance des victimes. Arguments mensongers car, en fait, les préceptes non formulés qui régissent l’ordre cannibale du monde – par exemple son extraordinaire inégalité – sont parfaitement accessibles à l’analyse critique et faciles à établir. L’invocation d’une complexité indéchiffrable par l’intelligence des dominés n’est qu’une triste ruse des puissants.
Vous avez été rapporteur à l’ONU pour les questions d’alimentation entre 2000 et 2008. Vous dites que la faim dans le monde est un crime consenti par les Etats riches. Selon quels mécanismes ? 
J’ai été le premier rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, entre 2000 et 2008. Les mécanismes responsables du massacre quotidien de la faim sont multiples. Parmi les premières causes figure la spéculation boursière sur les biens alimentaires par les hedge funds, les grandes banques, etc., qui procure à ces spéculateurs des profits astronomiques.
Mais dans les bidonvilles du monde, où habitent, selon les estimations de la Banque mondiale, 1,1 milliard d’êtres humains – un individu sur sept – et où une mère doit, avec très peu d’argent, acheter la nourriture quotidienne de ses enfants, l’explosion des prix du riz, du maïs ou du blé provoque des catastrophes. La mère ne peut pas acheter suffisamment de nourriture et, à la maison, les enfants s’affaiblissent, tombent malades et meurent. Le noma, le kwashiorkor, ces maladies de la sous-alimentation, ravagent les slums de Karachi, les favelas de São Paulo, les Smokey Mountains de Manille.
Or les bourses du monde ne fonctionnent pas dans le vide juridique. Il existe dans chaque pays civilisé une loi sur la bourse. Il suffirait de réviser ces lois, en y ajoutant un unique article: «Est interdite toute opération spéculative sur les aliments de base – riz, maïs et blé – initiée par un acteur qui n’est ni producteur, ni consommateur». Ces trois aliments couvrent 75% de la consommation mondiale.
Une telle révision ne pose aucune difficulté technique ?
Aucune. Elle dépend exclusivement de la volonté politique des gouvernements et des parlements. Pourquoi n’a-t-elle pas lieu ? Parce que les dix sociétés transcontinentales privées qui contrôlent 80% du commerce alimentaire mondial (production, stockage, transport, distribution, etc.) sont infiniment puissantes et dictent leur loi aux gouvernements, même aux plus considérables d’entre eux.
Parmi les conséquences humaines de la spéculation boursière sur les aliments de base, voici un exemple. Comme rapporteur spécial de l’ONU, j’ai effectué plusieurs missions en Bolivie. Avant l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2006, la Bolivie était le deuxième pays le plus pauvre du continent américain, derrière Haïti. A El Alto, l’aéroport de La Paz, on arrive à 4100 mètres d’altitude. Je m’arrêtais donc toujours pour quelques jours de repos à Lima, sur la côte Pacifique.
Dans une calampa, un immense bidonville de la zone sud de Lima, où l’organisation Terre des hommes entretient une crèche, je me suis posté devant un dépôt-vente de riz. La queue des mères se formait à la tombée du jour. Je n’ai jamais vu aucune femme, quel que soit le nombre de ses enfants, qui ait pu acheter ne serait-ce qu’un demi-kilo de riz. Toutes achetaient le riz dans des gobelets en plastique. A la maison, les mères font du feu sous la casserole, y font bouillir de l’eau, puis y jettent le contenu du gobelet: la nourriture des enfants pour la journée.
L’interdiction par les États de la spéculation boursière sur les aliments de base pourrait sauver en quelques jours des millions de vies humaines.
Voyez-vous d’autres mesures pour que chaque être humain sur  terre mange à sa faim ?  
Oui. D’autres mesures pourraient mettre un terme immédiat au massacre. Exemple: le dumping des prix des produits agricoles, quand les pays européens inondent les marchés africains de leurs surplus. Ceux-ci sont vendus à Dakar, Nyamey, Bamako et ailleurs à la moitié ou au tiers des prix des produits africains équivalents. Contre les tomates espagnoles, l’huile grecque, les poulets danois, les produits africains n’ont aucune chance.
A quelques kilomètres de la Sandaga, le merveilleux marché central de Dakar, bruyant, coloré, étourdissant, les paysans wolof, toucouleur ou mandingue s’épuisent au travail, avec femmes et enfants, sous un soleil brûlant, sur une terre aride, dure à bêcher, et n’ont pas la moindre chance d’arriver à un minimum existentiel, leur permettant une vie digne, à l’abri de l’angoisse. Cette concurrence déloyale devrait être proscrite.
Une autre mesure ?  L’interdiction des agro-carburants. Il est vrai qu’il existe des arguments écologiques positifs en faveur du remplacement des énergies fossiles par des énergies végétales. Mais brûler des centaines de millions de tonnes de maïs ou de blé pour fabriquer des biocarburants sur une planète où sévit la famine constitue un crime contre l’humanité. Les États-Unis, avec le programme initié par George W. Bush, ont en moyenne annuelle brûlé 130 millions de tonnes de maïs, c’est-à-dire près du tiers de leur récolte nationale.
Vous analysez longuement le rôle des fonds vautours dans l’horreur économique mondiale. On observe que beaucoup de gens n’en ont pas entendu parler, ou très vaguement.
De nombreux États, surtout du tiers-monde, sont écrasés par leurs dettes extérieures. Afin d’échapper à leur insolvabilité, ils doivent périodiquement négocier avec leurs créanciers une réduction de ces dettes. Cela se passe de la façon suivante: ces négociations aboutissent – quand elles y parviennent – au retrait des obligations originelles émises par le pays débiteur et à l’émission pour les banquiers de nouveaux titres dits «restructurés», autrement dit de nouvelles créances.
La valeur des créances anciennes peut, par exemple, être réduite jusqu’à 70%, comme ce fut le cas pour l’Argentine en 2003. Le banquier créancier reçoit alors un nouveau titre équivalent à 30% de son ancienne créance. Mais les anciens titres ne disparaissent pas pour autant ! Ils restent disponibles sur un marché appelé «marché secondaire».
Les Fonds vautours achètent ces anciens titres au rabais. Puis, ils attaquent le pays débiteur en demandant le remboursement de 100% de la dette inscrite sur le titre. Les juridictions anglo-saxonnes leur donnent généralement raison. Et les fonds vautours commencent à faire saisir tous les avoirs du pays condamné disponibles à l’étranger. Dans le cas de l’Argentine, par exemple, des navires argentins dans les ports du monde, des cargaisons de viande destinées à l’Europe, des comptes de l’État argentin dans des banques étrangères, des avions des Aerolineas Argentinas atterrissant à New York. Les propriétaires des fonds vautours sont parmi les plus terribles prédateurs du système .


Vous donnez l’exemple du Malawi ? Que s’est-il passé ?
Ce petit pays agricole d’Afrique australe est périodiquement ravagé par des famines dues, pour la plupart, à des sécheresses prolongées. Comme d’autres États dans cette situation à risques, le Malawi entretient un fond de réserve. Concrètement: un stock de 40.000 tonnes de maïs, la nourriture habituelle du pays, financé par l’argent public. Un fonds vautour a mis à genou le gouvernement du Malawi en le forçant à vendre sur le marché mondial son stock de réserve pour pouvoir le payer. En 2002, une famine meurtrière a frappé. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont péri. Le gouvernement ne disposait plus d’aucune réserve alimentaire et l’aide internationale était insuffisante…

Par quelle magie noire est-il devenu légal de gagner de l’argent en organisant la famine dans un pays pauvre ? 
Les prédateurs se réclament du «libre marché». Selon eux, ce sont les «forces du marché» qui dictent leur conduite. Les morts de faim ne seraient donc que des dommages collatéraux, parfois, hélas, inévitables. Je peux citer le cas de Michael F. Sheehan – appelé Goldfinger par ses collègues de la City de Londres, propriétaire du Donegal International Fund domicilié aux Îles Vierges –  qui, parlant de la Zambie, s’est donné le luxe de «regretter» publiquement les dommages économiques infligé par son action.
Vous citez trois hommes à la tête des fonds vautour, que vous mettrez clairement en scène comme les principaux responsables de cette situation. Pouvez-vous les présenter à nos lecteurs ? Ont-ils réagi après  parution de votre ouvrage ?
Les trois charognards les plus puissants et les plus nocifs que je cite dans mon livre sont Paul Singer, propriétaire d’Elliott Management Fund, Peter Grossmann, propriétaire de FG Capital Management et, précisément, Michael F. Sheehan, alias Goldfinger, que je viens d’évoquer. Aucun d’eux n’a jusqu’ici porté plainte contre moi. C’est que les avocats des éditions du Seuil ont examiné à la loupe, avant publication, les portraits que je leur ai consacrés.
Vous évoquez des oligarchies capitalistes infiniment puissantes qui  échappent presque totalement à tout contrôle étatique, syndical, social, qui accaparent aujourd’hui l’essentiel des richesses de la planète et dictant leur loi aux Etats. Voulez- vous parler des entreprises supranationales ? 
Selon la Banque mondiale, les 500 sociétés transcontinentales privées les plus puissantes – tous secteurs confondus – ont contrôlé l’an passé 52,8% du produit mondial brut, c’est-à-dire de toutes les richesses (capitaux, marchandises, services, brevets, etc.) produites en une année sur la planète.
Elles échappent à tout contrôle étatique, interétatique, syndical, parlementaire, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe: la maximalisation des profits dans le laps de temps le plus court. Elles dictent leur loi même aux Etats les plus puissants. Elles détiennent un pouvoir que jamais un roi, un empereur ou un pape n’en a eu sur cette planète.
Comment expliquez-vous que ces questions universelles soient inexistantes dans le débat préélectoral français ? Existe-t-il un pays ou des pays où le débat politique inclut ces sujets ?    
Les réponses sont nombreuses. D’abord, les maîtres du monde dominent et contrôlent étroitement le débat public. Ils possèdent par exemple l’essentiel des journaux et hebdomadaires, en France et ailleurs. Ensuite, les soi-disant «élites» politiques des démocraties occidentales sont majoritairement d’une grande médiocrité intellectuelle et dépourvues de toute capacité d’indignation.
http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20170224.OBS5752/on-peut-nourrir-12-milliards-d-humains-les-victimes-de-famine-sont-donc-assassinees.html

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